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    16/06/2023

    « C’est une pionnière »

    Sara Jubara, la toute première entraîneure de foot du Soudan, réfugiée à Paris

    Par Elisa Verbeke

    Il y a 15 ans, Sara devenait la première femme coach officielle du Soudan. Malgré la charia, elle a tenu tête et a fortement contribué à développer le football féminin. Réfugiée à Paris depuis 2019, elle entraîne plusieurs équipes associatives.

    Paris, 19e arrondissement – « Ils pensaient que les femmes ne pouvaient pas jouer au foot et que si elles le faisaient, elles perdraient leur virginité. » Quand Sara Jubara parle des conditions de vie des Soudanaises, elle ne sourit plus et parle doucement. Elle, « qui a toujours le sourire et un mot attentionné pour l’autre », comme le raconte avec affection Cécile Chartrain, la créatrice des Dégommeuses – une équipe féministe intersectionnelle, qui lutte contre les discriminations dans le sport et par le sport –, que Sara entraîne désormais. À 36 ans, Sara Jubara a lutté des années pour faire ce qu’elle aime plus que tout au monde : du football. Elle est depuis 2019 réfugiée en France où elle travaille comme entraîneure pour cinq équipes. Parmi eux, trois équipes de petits à Marly-le-Roi (78), et deux équipes féminines associatives, Kabubu et les Dégommeuses à Paris.

    « J’étais capitaine, coach, joueuse, manager, rédactrice de rapports : tout, tout, tout ! », commence à raconter Sara tout en riant, le sifflet autour du cou, jogging à l’effigie du club de foot de Marly-le-Roi. Elle observe et analyse les joueuses de l’asso Kabubu, qui s’entraînent sur le terrain Hautpoul, dans le 19e arrondissement de Paris. À 6.000km du Soudan, où son histoire a commencé. En 2008, âgée de 20 ans, elle est repérée par la Confédération africaine du football (Caf), qui chaque année lui paye des cours pour devenir coach et tente de forcer le Soudan à donner de l’argent aux équipes féminines. Subventions dont Sara Jubara ne verra jamais la couleur : les organisations sportives du pays l’auraient gardé pour eux, par « peur de représailles du gouvernement », comme le raconte la jeune coach. Grâce à la Caf, Sara voyage dans le monde, de Dubaï où elle se cassera la jambe et ne pourra plus jouer au foot, au Japon, en passant par les États-Unis, et bien sûr l’Afrique.

    Jouer sa vie

    Il y a encore peu de temps, dans son pays, Sara jouait presque sa vie en se risquant au foot. Celle qui évoluait au sein de la seule équipe féminine du Soudan rêvait de se mesurer à d’autres teams. Alors vingtenaire, elle entame son premier projet sportif : tous les vendredis à partir de 2009, elle se rend bénévolement dans les grandes villes du pays pas encore divisé : Khartoum, El Obeid, Djouba… Elle y a rendez-vous avec des femmes pour les entraîner au football, et les inciter à se constituer en équipes. L’opération de Sara s’arrête en 2011, année où le Soudan du Sud reprend son indépendance après des décennies de guerre, de pourparlers fastidieux et un référendum. Malgré l’arrêt du projet, c’est une première victoire : elle a réussi à donner la force de jouer à des dizaines de femmes.

    À cette époque, le Soudan de Omar El Bechir, dictateur islamiste, est régi par la charia : « Un jour, un imam nous a crié dessus : “Les femmes ne doivent pas jouer au foot ! C’est haram [interdit en arabe ndlr] !” ». Mais rien n’arrête Sara : « Ce jour-là, j’ai tenu tête, j’ai forcé : “Non, on jouera aujourd’hui” ! », raconte-t-elle en anglais, qu’elle maîtrise pour le moment mieux que le français, bien qu’elle le comprenne. À partir de ce moment, elle changera de terrain à chaque entraînement. La coach affirme :

    « Au Soudan, une femme ne doit pas porter de shorts, ou faire de sport. Elle doit juste cuisiner et être vierge. »

    Sur les terrains de foot, il lui arrive de porter le hijab, même si elle est chrétienne, « pour éviter les problèmes ». Sara décide alors de nommer son équipe Al Tahadi : le défi, en arabe.

    « Les femmes sont l’avenir du football »

    Son amour inconditionnel pour le foot, Sara le tient de son père, lui-même champion athlétique du Soudan dans les années 70 : « Je le voyais quand j’étais petite, je voulais être lui. Il faisait même de la corde à sauter mieux que personne. Il a toujours cru en moi et m’a toujours soutenue, il me disait : “Si tu aimes, tu continues”. » Après avoir réussi à créer plusieurs équipes féminines, Sara parle aux responsables de la Caf au Soudan et leur assure :

    « Les femmes sont l’avenir du football. Si vous prenez soin d’elles, dans dix ans, il y aura une équipe nationale. »

    Aucun représentant de la Caf au Soudan ne l’a crue à ce moment, affirme Sara. Esprit libre, elle continue sa vie et ses entraînements à travers le monde. Sur le terrain rouge du 19e arrondissement de Paris, en cette douce soirée de mai : Sara siffle : « Fin du match ! Les blues, vous échangez avec les reds ! Allez go ! »

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    Sur le terrain, Sara Jubara « est de bonne humeur », toujours « avec un mot gentil, peu importe le niveau de chacune ». / Crédits : Elisa Verbeke

    Khartoum Offside

    En août 2019, Sara Jubara quitte officiellement le Soudan et obtient l’asile en France. Deux mois plus tard, « le premier championnat féminin est organisé au Soudan », déclare Sara avec toute la fierté que ses yeux brillants peuvent transmettre. « Il y a 21 équipes de femmes qui peuvent jouer au foot ! Elles ne sont pas très bien organisées, mais elles peuvent. » L’histoire de Sara et de l’équipe Al Tahadi est d’ailleurs racontée dans le documentaire Khartoum Offside, sorti en 2019, qui a remporté de nombreux prix (Africa Movie Academy Awards, Berlinale…). La réalisatrice, Marwa Zein, n’hésite pas à qualifier Sara Jubara de « force de la nature ». Selon elle, qui a passé près de quatre ans à tourner Khartoum Offside à ses côtés : « Sara a joué un rôle essentiel et gigantesque pour le football féminin au Soudan. » Elle finit :

    « Je ne sais pas comment l’équipe soudanaise de football féminin évoluerait sans sa persévérance, sa force, son engagement, sa passion et la vision révolutionnaire qu’elle incarne. Les efforts de Sara ont ouvert la voie à sa génération mais aussi aux suivantes. C’est une pionnière. »

    Sara se sent-elle féministe ? « Je ne sais pas, mais je soutiens la cause. Les hommes ne nous soutiennent pas forcément. Nous, femmes, devons nous serrer les coudes », revendique-t-elle. En tout cas, elle entraîne désormais les Dégommeuses : « On s’est rendues compte que ça matchait trop ! Non seulement en termes de compétences, mais en termes de symbolique et de vision par rapport au travail de l’association », raconte Cécile Chartrain, la cofondatrice de l’asso, avant de reprendre :

    « Comme mes camarades, je suis admirative et j’ai beaucoup de respect pour Sara. »

    Un rêve

    Sur le terrain, la Soudanaise « est de bonne humeur », toujours « avec un mot gentil, peu importe le niveau de chacune », comme le racontent d’autres de ses joueuses. Une de ses joueuses de Kabubu, une asso qui vise à favoriser l’inclusion des personnes exilées grâce au sport, trouve, elle, que « Sara est gentille et dynamique. » Elle ajoute que « les entraînements changent à chaque fois, car elle est créative et s’adapte au niveau de tout le monde. » Cécile Chartrain des Dégommeuses termine : « Certaines membres de l’équipe étaient un peu démotivées avant qu’elle n’arrive ! » Et pourtant, derrière son sourire, Sara ne « va pas bien émotionnellement ». La coach se confie d’elle-même :

    « Ma mère et ma sœur sont en difficulté à Khartoum, la capitale du Soudan [une guerre a commencé entre deux généraux désireux de prendre le pouvoir, le 15 avril, ndlr]. Je ne peux même pas leur envoyer de l’argent. »

    Elle a parfois du mal à les contacter, et vit dans l’inquiétude de ne pas savoir si sa famille et ses amis sont vivants : « Mais je ne me laisse pas aller », stipule-t-elle.

    Sara Jubara souhaite continuer d’entraîner des femmes au football. C’est même pour cette raison qu’elle a choisi la France. « Les équipes féminines sont au cinquième rang dans le classement de la Fifa », s’exclame-t-elle. Retourner au Soudan ? Évidemment, pas pour le moment. Et Sara aime la France et s’y sent bien, « le fait que ça soit safe pour ma communauté », et compte bien y rester. « Je prends un train, deux RER et deux métros pour venir depuis Marly-le-Roi, mais je ne veux pas partir », reconnaît-elle, avant de reprendre à moitié sur le ton de la rigolade, à moitié sérieuse : « Et comme l’a dit un grand homme : “I have a dream”. Pourquoi pas un jour coacher l’équipe féminine nationale française ? » Son visage se fend d’un grand sourire :

    « Il faut toujours rêver et faire tout ce qu’on peut pour atteindre ses rêves. »

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    Sara Jubara et l'équipe féminine de Kabubu, une association qui favorise l'inclusion des personnes exilées grâce au sport, au terrain Hautpoul dans le 19e arrondissement. / Crédits : Elisa Verbeke

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