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    24/03/2023

    Mais que fait la police ?

    « L’État a déclenché les outils les plus agressifs du maintien de l’ordre »

    Par Christophe-Cécil Garnier , Nnoman Cadoret

    Depuis l’annonce du 49-3, de nombreuses vidéos et témoignages pointent des violences policières lors de manifestations. De quoi s’inquiéter du maintien de l’ordre français. StreetPress fait le point avec le chercheur Sébastian Roché.

    La vidéo a été vue plus de trois millions de fois. Ce 20 mars, un peu avant minuit, un journaliste publie une séquence de 14 secondes. On y voit un manifestant prendre un coup de poing par un policier de la
    Brav-M – brigade de répression de l’action violente motorisée, ces unités à moto dont la fonction est d’interpeller. La séquence, comme de multiples autres depuis l’annonce du 49-3 le 16 mars, a provoqué de nombreuses réactions. Amnesty International a exprimé son « inquiétude », le député François Ruffin a tancé un « retour du maintien de l’ordre façon Gilets jaunes » et BFMTV a posé la question : « Y a-t-il un problème de maintien de l’ordre lors des manifestations ? »

    Au lendemain d’une mobilisation record contre la réforme des retraites – qui a réuni selon la CGT 800.000 personnes à Paris et 3.5 millions sur tout le territoire, contre 119.000 dans la capitale et 1.08 million dans l’Hexagone selon le ministère de l’Intérieur – StreetPress a fait le point sur le maintien de l’ordre français avec le directeur de recherche au CNRS, Sébastian Roché, auteur de De la police en démocratie (Grasset). Ce spécialiste des questions de police a été enseignant à l’École nationale supérieure de la police (l’école des commissaires) pendant 26 ans. Il en a été écarté en 2019 après avoir critiqué la gestion du maintien de l’ordre pendant les Gilets jaunes. Entretien.

    Que pensez-vous du maintien de l’ordre mis en place lors de la manifestation d’hier ?

    On a eu peu de changements par rapport aux autres cortèges syndicaux depuis le début du mouvement social contre les retraites. Pour Laurent Nuñez, qui est arrivé à la préfecture de police de Paris en remplacement de Didier Lallement (en juillet 2022), ce sont les premières grandes manifestations. Lorsque ça a commencé en janvier, Nuñez a fait face à des cortèges syndicaux, de la protestation institutionnalisée. Et il a fait ce que les préfets savent faire en général : négocier avec les organisateurs, les syndicats.

    Et ça s’est bien passé selon vous ?

    Dans l’ensemble oui. Avec un certain nombre de problèmes toutefois : il y a eu des encerclements temporaires, des sectionnements de cortèges, la personne blessée qui a perdu son testicule… Mais comparativement à son prédécesseur Didier Lallement, c’était vraiment moindre.

    D’ailleurs, quand Laurent Nuñez est arrivé à la préfecture de police de Paris, il n’a supprimé ni la Brav et les Bac (brigades anti criminalité) du maintien de l’ordre. Il les a mis en retrait des cortèges. C’est un facteur d’apaisement : quand vous avez des unités casquées qui vous rentrent dedans, ça a tendance à vous énerver. Même si les Brav ont été à l’origine de problèmes hier.

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    Des unités de la Brigade de répression de l'action violente motorisée (Brav-M) à Paris, lors de la manifestation du 23 mars 2023. / Crédits : Nnoman Cadoret

    Les violences se sont néanmoins accrues côté police depuis une semaine. Pourquoi la stratégie du maintien de l’ordre, notamment lors des manifestations qu’on a vu en soirée, a changé ?

    Il y a la fermeture de la porte des négociations par le président de la République qui a décidé, bien que ce soit le plus grand mouvement social depuis longtemps, de faire passer sa loi en utilisant le 49-3. Ça ouvre une crise sociale. Les gens qui protestaient paisiblement dans le cadre des cortèges se sont retrouvés hors du cadre institutionnel, puisqu’il était rompu. Les cortèges se sont émiettés en des dizaines ou centaines de points de rassemblement dans les grandes villes françaises. Et le gouvernement ne pouvait pas regarder sans rien faire. Par rapport à son électorat – conservateur –, Emmanuel Macron ne pouvait pas donner l’impression qu’il avait perdu le contrôle.

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    Le 23 mars au soir, le cortège s'est dispersé et des manifestations non-déclarées ont eu lieu, suivies de près par les forces de l'ordre. / Crédits : Nnoman Cadoret

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    Des manifestations sauvages ont eu lieu dans Paris, comme ici le 22 mars au soir, depuis l'annonce de l'utilisation du 49-3 par le gouvernement pour faire passer la réforme des retraites. / Crédits : Nnoman Cadoret

    Quelle a été sa réaction ?

    Il y a eu un choix à faire : soit organiser cette effervescence en favorisant la création de rassemblements contestataires, soit disperser tous les points de ralliement désorganisés qui apparaissaient. Il a choisi cette dernière option. La préfecture a réenclenché les Bac ou les Brav-M (qui ne sont pas des spécialistes du maintien de l’ordre). Ce sont les outils les plus agressifs du maintien de l’ordre qui existent. Résultat : il y avait des gens énervés et des policiers là pour aller au corps-à-corps.

    La Brav et la Bac ont été notamment utilisé par Didier Lallement pendant les Gilets jaunes. Quelle était sa doctrine ?

    Lallement a été nommé en pleine crise des Gilets jaunes et il avait la réputation à Bordeaux (33) d’être un dur, donc d’entrer dans une logique de confrontations avec les manifestants. Lallement l’a dit lui-même à une manifestante : « Nous ne sommes pas dans le même camp ». Il concevait le maintien de l’ordre comme un affrontement entre des camps. C’est important car c’est antidémocratique : ça ne reconnaît pas le droit à manifester.

    Il a développé des outils qui sont devenus des symboles de son approche. Et notamment les Brav-M – la résurgence des Voltigeurs. Ce sont des unités mobiles qui sont faites pour aller au contact, au corps à corps. Il les a inscrits dans l’organigramme de la préfecture de police de Paris. D’une disposition temporaire, c’est depuis devenu un outil standard. On a trouvé que c’était une bonne idée d’avoir ces unités dans le schéma national.

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    Les agents de la Brav interpellent un homme lors de la manifestation contre la réforme des retraites du 11 mars 2023. / Crédits : Nnoman Cadoret

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    Des compagnies d'intervention chargent les manifestants contre la réforme des retraites le 7 mars 2023. / Crédits : Nnoman Cadoret

    Revenons à la méthode Nuñez. Cette semaine, les manifestants ont constaté le retour des nasses à Paris – un cordon de policiers autour des manifestants qui ne peuvent plus bouger. Pourquoi avoir recours à cette technique ?

    On a entendu des manifestants expliquer que la nasse a été interdite par le Conseil d’État. En réalité, l’institution a lu le schéma du maintien de l’ordre et a dit au gouvernement : « La formulation de l’encerclement (le nom technique) n’est pas bonne car vous ne préservez pas assez la proportionnalité dans l’usage de la contrainte ». Le Conseil a demandé de travailler la rédaction de l’encerclement.

    En décembre 2021, le gouvernement a présenté un texte révisé qui disait qui pouvait être nassé et comment. Il y est précisé qu’on peut nasser des groupes dont la menace sur la sécurité et l’ordre publique est imminente, c’est-à-dire qu’elle va se passer tout de suite. Traduction : on ne peut pas nasser n’importe qui pour une durée indéterminée. Il faut en permanence que les policiers réévaluent la pertinence de la nasse. Le Conseil d’État a autorisé les nasses avec un certain nombre de limitations. Mais elles sont théoriques car, en fait, on ne peut pas les vérifier.

    Ces nasses font partie d’un plan plus général, qui rejoignent ce qu’a déclaré le ministre Gérald Darmanin : les rassemblements spontanés seraient des délits. Ce qui est une contre-vérité juridique. Mais c’est une vérité politique. Ce qui équivaut – et c’est un problème – à une interdiction de manifestation alors que c’est un droit fondamental.

    Cette stratégie est complétée par celle des nombreuses interpellations sans suite judiciaire ?

    Oui, on va nasser les gens, les garder, les gazer – ce qui dans une nasse est un non-sens puisque on gaze pour disperser les manifestants –, et mettre en garde à vue une grande quantité de manifestants. C’est une stratégie liée à l’éclatement du conflit en de très nombreux points. Et aussi, au fait que le président de la République a dit de nettoyer le terrain. Il l’a redit à la télévision mercredi en parlant des factieux et des factions.

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    « Le maintien de l’ordre, c’est la manière dont l’État se représente la population. » / Crédits : Nnoman Cadoret

    L’usage des armes en France est souvent critiqué. Encore cette semaine, Amnesty International pointait l’usage des grenades après la blessure d’une lycéenne le 11 mars. Est-ce que l’usage des armes est le même en Europe ?

    Non car la plupart des démocraties avancées proscrivent l’usage des armes. Ils disent qu’une foule représente la population et on ne tire pas sur la population, au LBD ou à la grenade. Dans les pays nordiques, c’est quelque chose qui n’est pas possible. En Allemagne, c’est également proscrit. Ce sont des pays où il y a un plus grand contrôle sur la police, avec des Défenseurs des droits et des organes externes plus puissants qu’en France. Et dans lesquels on ne va pas armer la police pour gérer des foules.

    Même en situation d’émeutes comme en 2011, les Anglais n’ont pas sorti leurs armes. Ils en ont pourtant mais ils ne le font pas car on ne fait pas ça à sa population. C’est une question de vision. Le maintien de l’ordre, c’est la manière dont l’État se représente la population. Soit ce sont « des factieux et des factions », comme dirait le président, ce qui est aussi écrit dans le schéma du maintien de l’ordre : la foule est suspectée d’être factieuse. Et à ce moment-là, il faut avoir une police très nombreuse et armée. Soit on a une autre vision de la population, à qui on doit le respect. Ça oriente ensuite les choix techniques.

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    Un policier avec un lanceur Cougar, utilisé pour lancer les grenades du maintien de l'ordre, le 16 mars 2023 à Paris. / Crédits : Nnoman Cadoret

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    Le 21 mars 2023, lors d'un rassemblement à République, les forces de l'ordre font massivement usage de gaz lacrymogène. / Crédits : Nnoman Cadoret

    Est-ce que ces pays ont des manifestations plus calmes qu’en France pour avoir cette politique ?

    Non, il y a des crises majeures, c’est ça qui est intéressant. En Angleterre, en 2011, il y a de grandes émeutes après la mort d’un homme à Londres suite à une interpellation, un mouvement qui a fait cinq morts. Les pays européens sont aussi touchés par des phénomènes très durs. L’Allemagne a connu à Hambourg des rassemblements très difficiles, comme lors du G20 en 2017 où plus de 400 policiers avaient été blessés.

    Tous ces pays ne vivent pas dans une sorte de paradis. L’Allemagne a été beaucoup plus touché par le terrorisme d’extrême gauche que la France. Ils ont fait face à des problèmes graves et répétés. Et pour autant, ils n’ont pas choisi de faire de la foule leur ennemis. Il y a des mauvais élèves en dehors de la France comme la Grèce, les pays du Sud… La France n’est pas le seul pays d’Europe à utiliser des armes, par contre elle reste championne des mutilés.

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    « La préfecture a réenclenché les Bac ou les Brav-M. Ce sont les outils les plus agressifs du maintien de l’ordre qui existent. » / Crédits : Nnoman Cadoret

    Entre 2010 et 2013, douze pays européens (1) ont participé au programme de recherche Godiac pour penser un maintien de l’ordre moins violent. La France n’a pas participé à ces échanges. Est-ce que vous savez pourquoi ?

    Non, personne ne sait pourquoi à ma connaissance. On avait interrogé le Norvégien en charge du programme avec le Défenseur des droits il y a quelques années. Lui a dit que c’était peut-être à cause de la présence des universitaires. Ce n’est pas impossible, car le ministère de l’Intérieur n’a pas l’habitude de réfléchir avec les universitaires, contrairement aux Anglais, aux Allemands – qui ont une université de police – ou aux Danois – qui ont un philosophe à l’école de police sur la question déontologique. Ils sont habitués à être tout seul dans les ministères. Peut-être que ça leur a donné un peu le vertige.

    Psychologiquement, ils n’étaient pas prêts puisque la police française est la meilleure du monde pour ses dirigeants. À partir de là, elle ne peut pas apprendre. Alors que la France n’intéresse personne en matière de maintien de l’ordre. Elle n’est pas non plus un anti-modèle, mais ce n’est pas là qu’on va chercher les concepts. On va les chercher en Angleterre, en Norvège, aux USA. Pourtant, le ministère ne se remet pas en question. Il peut remettre en question des gestes techniques – comme la clé d’étranglement –, ça peut arriver. Mais par contre, il n’a jamais remis en question le racisme systémique dans la police ou le machisme. Alors que le nouveau chef de la police de Londres a pris tout ça en note avec un récent rapport indépendant. Les violences policières n’existent pas non plus au ministère. Il n’y a pas de volonté de changer, puisqu’on serait très bons.

    Ça n’a pas empêché la France de reprendre certains principes énoncés par le Godiac, comme le principe de communication ou celui de cibler les fauteurs de troubles. Ces deux sont dans le schéma français du maintien de l’ordre, mais ils ne sont pas appliqués.

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    « Les gens qui protestaient paisiblement dans le cadre des cortèges se sont retrouvés hors du cadre institutionnel, puisqu’il était rompu. Les cortèges se sont émiettés en des dizaines ou centaines de points de rassemblement dans les grandes villes françaises. » / Crédits : Nnoman Cadoret

    (1) Il s’agissait de l’Autriche, l’Allemagne, Chypre, la Hongrie, la Roumanie, la Suède, le Royaume-Uni, le Danemark, l’Espagne, les Pays-Bas, le Portugal et la Slovaquie.

    Photo de Une de Nnoman Cadoret.

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