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    04/10/2022

    Nordine a pris sept balles dans le corps

    Coups de feu à Stains : une reconstitution 3D remet en cause la version de la police

    Par Inès Belgacem

    La police a tiré sept balles dans le corps de Nordine. C’est pourtant lui qui a été condamné à deux ans de prison ferme. Les experts indépendants d’Index publient une reconstitution qui va à l'encontre de la version de la police.

    « J’ai peur de ce qu’il va m’arriver. » Nordine A. a 37 ans. Assis dans un café en face de la Gare du Nord, il raconte, les yeux dans le vide, la nuit qui l’a « détruit ». Le 16 août 2021, la police a tiré huit balles dans sa voiture. Nordine a été touché sept fois. La dernière balle a transpercé le corps de sa copine, Merryl, enceinte à l’époque. Le couple a été transporté en urgence absolue à l’hôpital. Ils gardent des séquelles physiques importantes de cette interpellation.

    Nordine comparaîtra en appel devant le tribunal de Bobigny (93) le 11 octobre prochain pour refus d’obtempérer et violences avec arme par destination, en l’occurrence sa voiture, sur les policiers de la Bac qui ont fait feu. Il a été condamné en première instance à deux ans de prison. « Je ne suis pas l’agresseur, je suis la victime ! », plaide-t-il depuis 13 mois.

    À partir d’éléments de la procédure et des deux vidéos disponibles, les experts indépendants d’Index ont reconstitué l’interpellation de Nordine. Ce mardi 4 octobre, ils publient une reconstitution vidéo qui va à l’encontre du récit de la préfecture de police et des forces de l’ordre. Les agents présents ce soir-là ne pouvaient pas être identifiés comme policiers et ne portaient pas leur brassard.

    StreetPress et le BondyBlog publient cette reconstitution et reviennent conjointement sur cette interpellation.

    La scène

    16 août 2021. Le véhicule de Nordine A. est arrêté au feu rouge au croisement du boulevard Maxime Gorki et de la rue Salvador Allende, à Stains (93). Un véhicule Volkswagen Passat break de couleur sombre, avec trois hommes à bord s’arrête à sa hauteur sur la voie située à sa gauche. « Il a ouvert sa fenêtre et m’a dit : “T’as une gueule bien défoncée” », raconte Nordine, qui aurait répondu : « Qu’est-ce que ça peut te faire ? » Ses souvenirs sont troubles, explique-t-il. La suite de cette scène, d’une extrême violence, a été filmée par deux automobilistes. Des images de vidéosurveillance de la ville ont également été exploitées par Index. Nordine avance vers la voie de bus pour se garer, mais la Passat break lui coupe la route. Deux des trois individus descendent et se dirigent vers la Citroën de Nordine. « D’après leurs propres déclarations, aucun des trois policiers en civil ne porte alors son brassard “Police” de manière apparente. Cet élément est confirmé par les images disponibles », insiste Index dans sa reconstitution. L’un des agents passe sur le capot de la voiture de Nordine, l’autre se place à l’arrière du véhicule. Index poursuit :

    « Dans son audition successive par l’IGPN, Jonathan F. précisera qu’à ce moment, il casse la vitre arrière du véhicule de Nordine A. avec sa matraque télescopique. Il n’est pas possible de distinguer ce geste dans la vidéo. »

    L’autre policier en civil grimpe sur la Citroën et tente de pénétrer dans l’habitacle par la fenêtre conducteur ouverte. « Je vois qu’ils s’acharnent. Ils veulent rentrer de force dans mon véhicule ! », raconte Nordine :

    « Ça se passe très vite. J’étais sous le choc, j’avais peur de ces hommes. Qui sont-ils ? Ma copine est à l’arrière, j’ai peur pour elle. J’ai paniqué. J’ai démarré ma marche arrière. J’ai calé. »

    Index explique : « Juché sur la portière conducteur avec ses jambes dans l’habitacle, Valentin L. reste accroché au véhicule de Nordine A. Le véhicule passe à proximité de Jonathan F. ». Et ajoute : « Lors des sept secondes qui suivent, le véhicule de Nordine A. est la cible de huit tirs de pistolet Sig Sauer 9 mm. » Nordine ne se souvient ni des coups de feu, ni de sa copine Merryl, blessée à l’arrière de sa voiture. « Je me suis vu mourir. Je me rappelle lui dire : “Je t’aime” et lui demander de dire pardon à ma mère. » Le pronostic vital du couple est engagé.

    Retour à la réalité

    Nordine se réveille à l’hôpital. Les sept balles l’ont touché au thorax postérieur, à l’épaule, au pubis, à la cuisse droite et à l’avant bras. Sur son côté gauche, un projectile a fini sa course sous sa clavicule, un autre au niveau de son trapèze, un troisième dans le haut de sa cuisse. Il présente de multiples fractures et d’importants saignements internes. Mais au moment où il ouvre les yeux, sous morphine, il ne se doute pas de ses blessures. Il ne pense qu’à Merryl. Les larmes lui montent aux yeux quand il raconte le moment où il arrive, après de longues heures de panique, à l’avoir au téléphone :

    « C’était beaucoup d’émotion… On était en vie. »

    Le couple a été transporté dans deux hôpitaux différents. Merryl B., 39 ans, a reçu une balle dans l’omoplate gauche. Sa rate est explosée, le lobe du poumon perforé et plusieurs de ses côtes sont fracturées. Le projectile s’est logé dans son sein gauche. À ce moment-là, Merryl est enceinte depuis une trentaine de jours. Elle perd l’enfant.

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    Encore aujourd'hui Nordine garde les cicatrices de ses blessures. / Crédits : DR

    « On dirait un règlement de comptes »

    En août dernier, la violence de ces huit coups de feu et les corps ensanglantés de Nordine et Merryl ont indigné les internautes. « Quand j’ai vu les vidéos, je n’arrivais pas à admettre que c’était moi », se souvient Nordine. « On dirait un règlement de comptes… » L’histoire est reprise dans des dizaines de médias, mais n’est pas suivie. « On nous a abandonnés », s’énerve le trentenaire, en reprenant le cours de son histoire, celle qu’il aurait aimé voir davantage relayée.

    Nordine reste alité dix jours à l’hôpital et enchaîne plusieurs opérations. Merryl est gardée 30 jours. À peine remis sur pied, l’homme apprend que les policiers ont porté plainte. Il est poursuivi pour refus d’obtempérer et violences avec arme par destination. « Je n’ai pas encore eu le temps de réfléchir à ce qu’il m’est arrivé, mes blessures, la perte de mon enfant. Je suis dans la peur de ce qu’ils vont faire de moi. » Le 17 septembre 2021, il est convoqué au commissariat de Bobigny. Ce qu’il pensait être une audition se transforme en garde à vue :

    « C’était hostile. Tu sens que tout ce que tu dis va être retenu contre toi. »

    Il répète qu’il n’a rien à faire ici, qu’il est la victime. Il explique ses blessures, les soins dont il a besoin. Mais le médecin le déclare apte à la GAV, jusqu’au lendemain matin et sa comparution immédiate. Au tribunal, il répète encore et encore « Je n’ai rien à faire ici, je suis la victime, je suis innocent ». Nordine est placé sous contrôle judiciaire, jusqu’au 18 février 2022, date de son procès.

    « On a été au tribunal seul avec Merryl. Personne ne nous a soutenus. Personne n’était là. En face, il y avait une quinzaine de policiers avec leur brassard, pour soutenir leurs collègues. » La décision tombe comme un couperet. « Coupable ». Nordine est condamné à verser 15.000 euros aux policiers, deux ans de prison ferme avec mandat de dépôt immédiat et accessoirement interdit de conduire. On lui passe les menottes, direction la maison d’arrêt de Villepinte (93).

    « J’ai souri à Merryl, pour ne pas l’inquiéter », se souvient l’homme avec une mine triste. « Mais au fond, je n’ai jamais eu aucune clémence dans un tribunal. » Nordine a grandi à Sarcelles (95), où il a eu une jeunesse chaotique. Vols, embrouilles entre quartiers, violences, défauts de permis, le garçon baigne dans la petite délinquance. Il enchaîne les allers et retours en prison, en tout plus d’une quinzaine de séjours de quelques semaines. Nordine commente :

    « J’étais perdu. Depuis dix ans, je m’étais rangé : j’ai passé une formation de chauffeur de bus, j’ai trouvé un travail, j’allais m’installer, avoir un bébé. Mais ce futur n’existe plus. »

    Au téléphone, Merryl ajoute : « Il a déjà payé pour son passé, Nordine. Mais au tribunal, sa carte d’identité a été son casier. Ils ont jugé l’ancien Nordine, pas celui qu’il est devenu. »

    Case prison

    « C’était horrible. » L’arrivée à la prison de Villepinte est difficile. Sept mois après les faits, Nordine a toujours besoin de soins. Son bras et son pied endoloris ne sont pas rétablis. Il s’en plaint, demande de l’aide. Il obtient des anti-douleurs pendant quelques jours, puis plus rien. Il n’arrivera pas à obtenir un rendez-vous chez le médecin. Encore aujourd’hui, Nordine est sous antalgique. Il a des rendez-vous réguliers à l’hôpital et chez le kinésithérapeute. Il n’a pas recouvert la mobilité totale de son bras et marche avec une canne.

    « Psychologiquement, ça n’allait pas », poursuit Nordine. « Surtout la nuit. » L’angoisse monte, les cauchemars aussi. Il se réveille en sueur, crie. « Je voyais des flashs. Je crois que c’étaient les coups de feu. » Il raconte :

    « Je me suis construit un personnage, pour ne pas inquiéter mes proches : l’homme heureux d’être en vie. Mais la nuit, le cauchemar continue. »

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    Nordine reste traumatisé. / Crédits : Ines Belgacem

    L’inconnu

    Nordine a fait appel de son jugement. Il a été libéré sous contrôle judiciaire après deux mois de prison, en avril 2022. Il a repris ses traitements. Il ne veut pas trop dormir et fume beaucoup, raconte-t-il. Son psy lui a prescrit différents cachets, il ne saurait plus dire lesquels. Il oublie beaucoup de choses depuis août 2021. Mais ces pilules l’apaisent. Le chauffeur de bus ne peut plus travailler depuis la décision de justice qui lui a retiré son permis. Son chômage est bientôt terminé.

    « On m’a pris ma vie. » Il y a quelques semaines, il a craqué. « Je me suis levé à 7h du matin. Je n’avais encore une fois pas dormi. J’en avais marre, je voulais que tout le monde sache ce que je ressentais. » Il a publié une vidéo sur Facebook, où il interpelle son avocat, différents militants et comités de victimes de violences policières. « Vous n’avez rien fait ! », répète-t-il encore. Dans ce café de Gare du Nord, il le dit encore : « je ne suis pas l’agresseur, je suis la victime ». Merryl commente :

    « On est ensemble en vie. Mais on ne vit plus. On apprend à revivre avec nos traumas. Maintenant, je voudrais que le procès de Nordine se passe bien. »

    Le 11 octobre aura lieu son procès en appel. Nordine a des raisons d’espérer. Le 8 septembre dernier, la juge d’instruction a décidé la mise en examen d’un des policiers, Jonathan F., pour violences volontaires avec arme par personne dépositaire de l’autorité publique. Hier, mardi 3 octobre, un second policier a été mis en examen, Valentin L. StreetPress a tenté de contacter les trois agents par le biais de leur avocat, Maître Franck Liénard : « Vous ne pouvez pas ignorer que les fonctionnaires publics sont tenus au devoir de réserve et qu’ils n’ont pas le droit de s’exprimer publiquement ».

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